J'AI franchi le seuil du Palais de Chaillot, plein de lectures et de résolutions. Romain Rolland m'avait opportunément rappelé que la Messe en ré de Beethoven est un des plus hauts chefs-d'oeuvre de l'humanité ; " qu'il n'est point de jeu plus facile pour la critique que de relever les excès ou les manques d'une pareille oeuvre ". Je me répétais aussi qu'un jugement personnel n'est pas un referendum. Là-dessus, je m'assis, j'écoutai de toute mon âme et je sortis bien perplexe.
Que neuf sur dix des personnes interrogées se fussent ennuyées secrètement - cela se sentait à la politesse un peu réservée des applaudissements - il n'y avait là rien d'absolument démonstratif. Que j'aie partagé leur sentiment ne prouve pas grand'chose, sinon que les défauts de la Messe en ré sont assez sensibles à une foule - ou que le vieux chef-d'oeuvre n'était pas donné ce soir-là de manière à s'imposer irrésistiblement à un auditoire cependant très recueilli.
D'une manière générale, il faut dire que la surdité de Beethoven, si elle ne l'a point géné pour concevoir et développer, a faussé quelque peu les perspectives matérielles de la réalisation. George Sebastian me faisait observer que nul groupement au monde n'a pu donner une exécution tout à fait satisfaisante du Quatuor en ut dièse parce que l'ouvrage lui-même est d'une essence inhumaine, et idéale. Les choeurs de la Messe en ré m'ont, une fois de plus, fait la même impression : tendus à l'extrême (ici les variations du diapason jouent un mauvais tour aux chanteurs) ils ne sonnent pas. Cinquante choristes suffisent à interpréter la Messe en si mineur. Deux cents ne parviennent pas à donner un sentiment de plénitude dans la Missa solemnis : question d'écriture. Beethoven nous place aux confins de la musique et de la métaphysique. L'imagination doit puissamment collaborer avec l'oreille pour que celle-ci soit séduite.
Et cependant la présence au pupitre de Carl Schuricht était un gage de ferveur et d'authenticité. Le grand chef n'a aucunement déçu notre attente ; et pas davantage l'orchestre du Conservatoire n'a-t-il été inférieur à sa réputation. M'en prendrai-je à Beethoven ou à Elisabeth Brasseur si la chorale, toute vibrante cependant, ne m'a point tout à fait ravi ? Recrutés çà et là, accourus de plusieurs pays étrangers, les solistes du quatuor vocal ne pouvaient offrir l'homogénéité désirable. Et d'ailleurs...
...D'ailleurs, je chercherais longtemps - et sans doute injustement - les raisons extérieures à l'oeuvre même qui me l'ont fait, ce soir-là, juger sans amour !
Clarendon.
Le Figaro, numéro 1731, 3 avril 1950.