Carl Schuricht : vingt ans après...

Pierre Gorjat

Revue Musicale de Suisse Romande 4, 192-201, 1987 *

Typed out by Dr. Gaël Rouillé

Une injustice à réparer

Le vedettariat a tellement accaparé le monde de la musique, au cours de ces deux ou trois dernières décennies, que les mélomanes ont fini par s'y habituer, et la majorité d'entre eux, hélas, croit que la valeur d'un interprète se mesure au nombre de disques enregistrés, à la fréquence des interviews qu'il accorde, à la multiplication de ses apparitions à la télévision, sans parler du soin qu'il voue à son image de marque, à son "look", comme on dit aujourd'hui : un regard critique sur les grandes affiches festivalières ou sur les pochettes de disques en dit long sur la vanité du "star system", du "show business" actuels (remarquons que tout le jargon anglophone issu de cette lamentable mentalité mercantile et infantile nous vient des USA...). A ce taux-là, il est évident qu'un Herbert von Karajan peut passer pour le plus grand chef de notre temps : on a même pu lire, dans un quotidien lausannois, une affirmation péremptoire décrétant qu'on pouvait diriger autrement que Karajan, mais pas mieux !

Avec Carl Schuricht, on est aux antipodes de ce monde-là et de ces mœurs publicitaires : le grand chef allemand n'a-t-il pas dit qu'il valait mieux servir que se servir, et n'a-t-il pas affirmé clairement que "de grandes interprétations, passionnantes et authentiques, très différentes entre elles, et pourtant toutes convaincantes, démontrent qu'on ne saurait fonder sur de telles différences dans l'exécution un jugement de valeur sur ces interprétations" ?.

Le malheur veut que ce très grand chef, respecté par tous ses pairs et adoré par son public de jadis, n'a pas été fêté autant qu'il le méritait par les grandes firmes de disques et n'a de ce fait pas pu laisser à la postérité toute l'immensité de son savoir, de son savoir-faire et de sa culture. Lui-même s'intéressait assez peu à ses enregistrements, et Madame Martha Schuricht nous a raconté comment il était venu un jour dans la cuisine où elle préparait le repas, et lui avait demandé qui dirigeait l'œuvre qu'un disque était en train de diffuser dans l'appartement. C'était Schuricht lui-même, et il trouvait cela inaudible ! La plupart du temps, il n'ouvrait même pas les pochettes de ses disques et préférait ne pas les écouter : là aussi, on est loin du culte qu'un Karajan voue à ses propres enregistrements !

Hormis ses activités régulières à Wiesbaden, où il fut nommé chef principal à l'âge de 31 ans, Carl Schuricht n'a pas d'orchestre "à lui", ce qui n'a pas favorisé sa "carrière discographique" non plus, même si de glorieux orchestres européens ont fait plusieurs fois appel à lui : mais souvent, l'emploi du temps de Schuricht ne coïncidait pas avec les séances d'enregistrement qu'on lui suggérait au dernier moment...

Jusqu'à ce jour, il n'existait pas de discographie complète pour Carl Schuricht, et l'on s'aperçoit, en tentant de la mettre à jour, qu'elle recèle plus de richesses qu'on ne le croyait : de la Philharmonie de Berlin à celle de Vienne, en passant par les Orchestres de Stuttgart et Baden-Baden, par l'Orchestre national (respectivement de la RTF et de l'ORTF) ou l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire (ancêtre de l'Orchestre de Paris), le testament musical enregistré est loin d'être négligeable, et une première série de rééditions en compact (par une firme japonaise, mais oui !) va attirer l'attention des jeunes générations sur l'envergure de ce très grand chef de la grande tradition germanique. Vingt ans après le décès de Carl Schuricht, on est en train de se rendre compte qu'il faut réparer une injustice (celle commise par les grandes firmes de disques du vivant du chef, faute d'initiatives) en "repiquant" la plupart des anciens enregistrements pour en faire des disques compacts. Un disque comme la "Neuvième Symphonie" de Bruckner (avec les Wiener Philharmoniker) constitue une référence incontestable, par exemple, et ce serait un crime de ne la point rééditer. La discographie que nous proposons ci-dessous a notamment pour but de montrer tout ce qui reste à faire, vingt ans après le décès de Carl Schuricht.

Une vie de service

"Si vous n'avez pas servi l'art de vos contemporains, vous n'aurez rien fait qui vaille", disait Schuricht à l'adresse des jeunes chefs d'orchestre. En effet, le grand chef allemand a lui-même montré l'exemple, contrairement à ce que sa discographie hélas relativement restreinte peut faire croire : à Wiesbaden, où il fut nommé premier chef de l'Orchestre de la Ville dès 1911, Schuricht dirigea maintes fois les œuvres des compositeurs de son temps, comme Berg, Debussy, Delius, Hindemith, Mahler, Ravel, Reger, Schönberg ou Strawinsky. Dans les années 30, celles du délire nazi, il n'hésita pas à diriger du Mendelssohn, du Mahler, du Strawinsky ou du Prokofiev, musiciens honnis par les hitlériens. S'effaçant alors de plus en plus, et affrontant les foudres du régime parce qu'il voulait généreusement favoriser l'émigration de son ex-femme d'origine juive, il finit par se résigner lui-même à l'exil, en 1944, et trouva refuge en Suisse romande, où Ernest Ansermet l'accueillit à bras ouverts, à Genève, et où il dirigea plus de 60 concerts à la tête de l'Orchestre de la Suisse romande. Ayant tout perdu, sur le plan matériel, il recommença une nouvelle carrière suisse, ayant rencontré dans notre pays (à Zurich), sa quatrième épouse, avec laquelle il s'en alla vivre ses dernières années à Corseaux-sur-Vevey, où Madame Martha Schuricht réside toujours.

Né à Dantzig, (actuellement Gdansk), le 3 juillet 1880, le jeune Carl ne connut pas son père, facteur d'orgues dont les ancêtres étaient originaires des rives du Lac de Zurich, mais dont un aïeul avait bourlingué de Bordeaux à Dantzig, où son bateau sombra... Sa mère, Amanda Wusinowska, était cantatrice et Carl Schuricht s'est toujours souvenu des lieder de Mendelssohn et Brahms qu'elle chantait, jusque dans les landeaux où elle voyageait !

Des origines polonaises de sa mère, Carl hérita un certain sens du lyrisme, de la profondeur et de l'intériorité, alors que son amour du détail fignolé, de la précision et de la rigueur peut être attribué à son éducation reçue en Prusse, quoique sa mère déménageât assez tôt à Berlin puis à Wiesbaden. Homme d'une grande intégrité artistique, ayant un goût prononcé pour la philosophie et la littérature (il adorait Eichendorff et Stifter), Schuricht avait aussi le sens de l'humour et une grande vivacité d'esprit : "J'ai dévoré des bibliothèques, musicales et extra-musicales (...). Platon, les tragiques grecs, tous les maîtres en général et quelques fantaisistes en particulier m'ont enrichi ou diverti. Lisez donc, vous aussi. Démontrez à ceux qui vous connaîtront que l'on peut être à la fois un bon musicien et un homme cultivé", recommandait le merveilleux chef à ses futurs collègues. Mais il avouait aussi vouer aux soldats de plomb un amour enfantin, qui datait de sa onzième année ! Pianiste et violoniste de formation, Schuricht commença déjà à diriger à l'âge de 18 ans, alors qu'il s'était déjà essayé à la composition dès la pré-adolescence, et il reçut plus tard les conseils d'un Humperdinck et d'un Reger. Mais sa vocation de maestro l'emporta vite. A Wiesbaden, il fut associé à Furtwängler pour un Festival Brahms. Dès 1914, il fut invité à Milan et à Londres. A la fin de la guerre, sa carrière devint toujours plus européenne, et il connut de grands succès à Berlin, Dresde, Leipzig ou Vienne, dont l'Orchestre philharmonique le nomma - faveur rarissime - membre d'honneur, réalisant avec lui plusieurs tournées, y compris aux États-Unis. Cela ne l'empêchait pas d'être modeste : lorsqu'il s'agit pour lui de diriger des valses et polkas de Strauss, il dit aux musiciens de l'Opéra de Vienne : "Messieurs, j'ai toujours admiré Johann Strauss. Mais je ne suis pas Viennois. Si, donc, il m'arrivait de n'en point trouver le véritable esprit, je vous saurais gré de me remettre dans le droit chemin !"

A Genève, Ansermet, qui devint son ami personnel, le laissa diriger tout le grand répertoire classique et romantique, ainsi que les deux grands post-romantiques Bruckner et Mahler, que le fondateur de l'OSR ne prisait pourtant guère ! Il ne reste malheureusement pas de disques immortalisant ses interprétations de l'auteur du "Chant de la Terre" : Schuricht avait d'ailleurs vu Mahler lui-même diriger sa "8e Symphonie" dite "des Mille", à Munich, en 1911, événement auquel participa presque toute l'élite intellectuelle et musicale de l'Europe centrale de l'époque. En Suisse romande, il se heurta tout de même à une certaine résistance de la critique, qui fustigeait Bruckner et Mahler, comme elle l'avait fait de Brahms auparavant ! Il fut même invité, à Genève, en 1953, à faire face à un aréopage de musicographes et musiciens traitant du "cas Bruckner". Quant à Aloys Fornerod et Edouard Müller-Moor, ils signèrent de terribles critiques, comme cet extrait du premier cité en témoigne : "Et voici qu'après la faillite des élucubrations de Mahler enregistrées par tous les ouvrages sérieux, on trouve un chef de la valeur de M. Schuricht pour essayer de nous convertir à cet art amorphe, prétentieux et complètement dépourvu d'originalité, à cette grandiloquence creuse, à cette prétention ridicule, à ce charabia malsain". Mais il fallait compter avec la persévérance et l'intelligence de Schuricht, qui triompha de ces pitoyables dénigrements ! Et l'on a peine à croire que la "7e Symphonie" de Bruckner, qui fait aujourd'hui partie du grand répertoire symphonique, n'ait pu être donnée en création romande qu'en 1961 !

Doué d'un incontestable charisme, d'une exigence impitoyable et d'une force de caractère enviable, Schuricht était très aimé des musiciens d'orchestre, tant sa gestique était claire et suggestive, son œil attentif à tout, sa physionomie riche en "indications". Il aimait bien diriger aussi les orchestres latins, qu'il trouvait plus souples et rapides que les autres. Partout, sa probité et sa pénétration, face aux partitions, faisait merveille.

Chef de concert plutôt que de fosse, dans la seconde moitié de sa carrière, il n'en créa pas moins "Salomé" de Strauss, au niveau suisse, en 1947, à Genève. Il fut un wagnérien occasionnel, mais les quelques extraits symphoniques qu'il a enregistrés sont de superbes témoignages d'intensité expressive.

Quels que soient les répertoires abordés, ce qui frappe toujours, chez Schuricht, c'est l'équilibre quasi parfait entre l'aspect passionné de ses interprétations et l'honnêteté foncière et respectueuse à l'égard des textes. Comme celui d'Ansermet, son art n'a cessé de se bonifier avec l'âge, et ses tempi ne se sont pas plus ralentis (comme ceux de Furtwängler ou de Klemperer) qu'accélérés (comme ceux de Toscanini). Rien de spectaculaire ou d'excentrique, chez lui, mais pas de "neutralité" expressive non plus : il semble avoir réussi magnifiquement la fusion entre la fougue et la précision toscaniniennes, le mysticisme épique et métaphysique furtwänglérien ou l'humanisme empli de sagesse et de tendresse d'un Bruno Walter. Les plus grands artistes de notre temps ont rendu hommage à Carl Schuricht : "musicien d'une sincérité absolue" pour Paul Klecki, "un de ces grands esprits qui se sont toujours effacés devant l'œuvre à interpréter" pour Rafaël Kubelik, "abordant la musique avec une grandiose simplicité" pour Lorin Maazel, "grand et vénérable" pour Yehudi Menuhin, "personnalité noble et rayonnante" pour Henri Sauguet, Schuricht fut l'anti-star absolue, mais ce fait ne devrait pas inciter les grandes firmes de disques actuelles à ignorer le testament discographique de ce tout grand chef. La firme DENON, rappelons-le, a montré l'exemple en ressortant en "compact" les plus beaux enregistrements de la Guilde internationale du disque : mais ce n'est en fait qu'un début, car de belles richesses doivent encore être mises au jour. C'est dans cet esprit que nous avons tenté de publier ici la première discographie complète de Carl Schuricht. Il faut souhaiter que les radios - particulièrement celles de Suisse, d'Allemagne et de France - transmettent leurs enregistrements d'archives aux firmes de disques. Bon nombre des concerts de Schuricht avec l'OSR ont hélas disparu des rayons de la Radio suisse romande, ce qui est scandaleux : il faut donc absolument sauver ce qui reste. Du fait de sa carrière très itinérante de chef invité, après ses débuts à Wiesbaden, Schuricht n'a pas souvent bénéficié des plus grands orchestres, pour ses enregistrements. Publier ce qui existe, c'est donc la moindre des choses pour réparer une injustice historique.

Vers une discographie complète de Carl Schuricht


Propos inédits

Homme d'approfondissement, de réflexion et de méditation, Schuricht griffonnait, sur toutes sortes de petits papiers, dos d'enveloppes, cartes de visite ou feuilles en tous genres, ses idées, conceptions et interrogations sur la musique, sur le sens de la vie ou sur l'esthétique. De cet émouvant héritage, préservé par Madame Martha Schuricht, nous voulons citer ici, en attendant mieux, quelques phrases déchiffrées et traduites au hasard de rencontres avec ces témoignages manuscrits, totalement inédits :


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